Sans rien déranger du monde
(Le festin d’Hérode, bas-relief de Donatello, XV°)
Ses bras sont repliés, il y presse sa joue et son ventre
Salomé danse encore, elle passe sous le grand escalier,
Mais l’enfant qui s’y est posé pour dormir
Sur sa joue sans rien déranger du monde
Fait un geste plus vrai
Il dort entre deux marches, s’empêchant de tomber
Trop longtemps il a fallu regarder la danseuse
Avec ses bras lumineux peut-être douloureux
Si bizarrement détachés en puissance de serpents
De vagues fortes poussant le jeune corps
Mais les deux jambes où les voiles s’enroulent
Gardent quelque chose de la mer, ce regret d’avancer
Elle courbe sa main dans le marbre, faisant là
Le creux sombre d’un coquillage,
Un seul, aussi sombre que le visage est clair
Et triste comme lui, avec la petite bouche serrée
Creux ouvert pour dire oui
Noir pour dire non
Étonnamment mais c’est mieux
Le marbre dans l’œuvre s’est fendu au plus gracieux endroit
Comme subitement
Une eau gelée se met à craquer où elle veut
C’est vif, beau qu’importe,
Avec cette force
Le temps nous soulève dans ses mains
Nous serons jetés, mais comment ?
Lors de l’hiver qui suivit, Salomé avait-elle les mêmes voiles,
De ses bras les serrait-elle pour s’enfuir ?
Lors de sa mort très vilaine comme l’assure Nicéphore Calliste
Imaginant qu’elle rencontra une rivière à passer
Devenue glace continuelle et que pour la passer plus à son aise
Elle y mit son pied (le même que celui qui se tord déjà,
près du marbre fendu ?)
Et que Dieu voulant que la glace se fendît, providence et non pas accident,
Elle se fendit
Aujourd’hui l’œuvre s’abîme, c’est mieux
Mais bien plus encore, ce trou là-haut !
Quand vite je le regarde, je vois la plus belle des lunes
Parce que si je posais mon doigt je la sentirais
Un peu m’accrocher la peau
Et c’est autant l’oiseau
Que le trou par où l’oiseau a disparu,
Beau hasard, réalité…
Salomé disparaît par en bas, continue le curieux Nicéphore,
L’eau glacée la prend sauf la tête,
Croyez-vous qu’elle danse si elle bouge
Les parties basses de son corps ?
Elle balle doucement, non sur terre, mais dedans l’eau,
Avec ses jambes comme avant mais sous la glace, miroir
Qui rafraîchit aux regardants la mémoire de ce qu’elle a fait
Le froid serre son cou, pas le froid d’un fer qu’une main tiendrait
Cela se fait tout seul, sa tête d’abord blessée puis détachée
Les joues lisses de la fille à qui les larmes ne viennent pas,
À qui les donner ?
Même pas à lui,
Le gros enfant comme un oreiller que personne ne prend
Puisqu’il y pose de lui-même sa propre tête
Lourde et contente
Salomé se perdant et l’enfant bien rêveur
C’est l’escalier qui a le plus beau corps ici
Lui seul semble ne rien regretter
À moitié vide il éclaire tout
Rien ne s’élance sinon lui,
Il n’attend personne pour monter
D’une seule volée de marches
Peu lui soucie qu’une danse soit mortelle
Toute jambe qui le touche
Est forcément vivante
Le plus désirable est le plus déserté
Si j’étais là, toutes les marches
Je les monterais pour aller voir
Et même y poser mon menton
Ce qu’il y a dans le beau trou d’oiseau
Son écorchure
L’air déjà refroidit mon visage,
Je veux regarder dehors !
Ariane Dreyfus
Le dernier livre des enfants, extrait (inédit).
Poème
de l’instant
Le Poids vivant de la parole
On peut écrire, et l’on écrit ;
On peut se taire, et l’on se tait.
Mais pour savoir que le silence
Est la grande et unique clef,
Il faut percer tous les symboles,
Dévorer les images,
Écouter pour ne pas entendre,
Subir jusqu’à la mort
Comme un écrasement
Le poids vivant de la parole.