Luca Babel, Parcours dans l’oeuvre de Gherasim Luca

Luca Babel regroupe un choix de poèmes de Ghérasim Luca* enregistrés au fil du temps. Ces poèmes ont été travaillés à partir de 2007, durant l’atelier artistique Lecture(s) de bouche(s), par des personnes en apprentissage du « Français Langue Etrangère », à l’Atelier Formation de Base de l’association Emmaüs à Paris.
Ce projet a reçu le coup de coeur de 2014 de la commission Parole Partagée de l’Académie Charles Cros.
Lecture(s) de bouche(s) est un atelier de lectures de poésie à voix haute, enregistrées, où l’on travaille d’arrache-pied la langue française en vue de s’en sortir sans sortir. C’est une affaire de langues et de bouches à travers le filtre de la poésie (Baudelaire, Pavese, Prévert…), de la littérature (Beckett, Duras, Vittorini, Rosa Luxembourg, Racine, Dany Laferrière…), et en particulier des textes de Ghérasim Luca. L’atelier explore le français dans toute sa complexité dans une période où, contrainte et réduite, la langue est placée au cœur des lois sur l’immigration et devient l’outil d’une chasse aux précaires qui ne dit pas son nom.
Les lectures à voix haute impliquent un double travail : il ne s’agit plus seulement de se parler à soi-même mais aussi à l’autre. L’expérience prend la forme d’une aventure de la langue, qui passe par l’écoute de sa propre musique dans une nouvelle langue. Tout ce passe dans une ambiance joyeuse, où les difficultés de chacun à dire les poèmes sont partagées, et où l’écoute permet, parfois pour la première fois, de concevoir une autre « possibilité de soi-même », dans une autre langue. Cet atelier, qui devait durer une année, a suscité un tel enthousiasme, qu’il est reconduit depuis chaque année.
Luca Babel est donc la mémoire de cinq années de collaborations riches et inattendues avec ces personnes et un formidable manifeste pour l’apprentissage d’une langue française poétique et vivante. Il montre aussi mon attachement à la poésie de Luca que je lis et travaille depuis presque 20 ans à travers des lectures publiques, des enregistrements pour France Culture et une installation sonore et visuelle qui porte le même nom que l’atelier.
La poésie sonore de Ghérasim Luca s’est révélée un outil incroyable pour apprendre le Français, s’étant vite imposée aux participants comme un moyen détourné de prendre la langue à bras le corps. Elle continue à faire naître auprès des femmes et des hommes qui travaillent dans cet atelier un désir toujours vif de s’approprier les mots. Elle assemble, elle éparpille la langue pour en disperser le sens délibérément. Elle happe les mots à travers des mouvements de recomposition et de déconstruction pour les éructer. Éructer est un signe fort du vivant : accrocher le mot, en cracher le sens, en cracher la sonorité.
Poème
de l’instant
Midi
Homme, si, le cœur plein de joie ou d’amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis ! la Nature est vide et le Soleil consume :
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux.
Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l’oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,
Viens ! Le Soleil te parle en paroles sublimes ;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin ;
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le cœur trempé sept fois dans le Néant divin.